Je pourrais franchir toutes les frontières du monde, je serais toujours sur le seuil. Il n'est pas possible de pénétrer un autre monde ; pas plus que de vivre dans celui-ci. Je n'ai pas assez d'yeux pour voir, pas assez de cœur pour sentir. Je danse : mes gestes sont dépourvus de sens. Ils s'évanouissent, happés par le temps. Inconséquents. Je trace dans l'air d'éphémères runes que personne ne lit.
Mon cœur scande un
rythme léger. Le monde défile ; mes membres sont gourds. La
lumière tombe du ciel comme une vague. Je fonce à 150km heures pour
la traverser, sur une route droite qui s'évapore sous mes roues. Je
n'ai pas peur.
Le Grand Canyon, parce
qu'il ne ressemble à rien d'autre, se dérobe à la description.
Tout ce que je peux en dire, c'est qu'il m'appelle. Au fond de sa
gorge le glas, glotte infernale qui vibre et tonitrue. Pourtant, une
fois arrivée au bord, je dois me rendre à l'évidence : ce
n'est qu'un écho. Je vois. Mais c'est comme si je voyais à travers
une vitre. Je ne parviens pas à bien ressentir les choses.
J'entends. Mais le bruit s'éteint au seuil de mes veines.
On ne peut pas pénétrer
la lumière. Comme le brouillard, qui se défile, on voudrait tendre
la main pour le saisir et alors il disparaît, renaît à quelques
pas, et l'on continue d'avancer bêtement jusqu'à réaliser qu'on en
est sorti. Le monde est un mirage qui se joue sans cesse de nous.
Mais personne n'écrit de
préface à des livres qui n'existent pas. Entre alpha et oméga
s'alignent les clés. Le dictionnaire m'a appris que « seuil »
était synonyme de « premier pas ».
Je n'ai pas peur.
Au bord du Grand Canyon,
j'ai fait un deuxième pas.
"Tendre vers l'achevé, c'est revenir à son point de départ" Colette. |