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mardi 29 mars 2011

Time

Le vent murmure imperceptiblement sur mes lèvres. Le monde surgit de l'aurore très lentement, accompagné par une armée d'échos, la langue vide des oiseaux. La route se dessine dans la lumière à peine née, elle ose à peine exister.
Assise sur le capot je ressens ce lien impossible qui me lie à la terre. Le ciel s'ouvre de toutes nos âmes. Le vent est froid, quand mes entrailles ont bu toute la chaleur de la nuit. Pendant que le monde se crée sous mes yeux comme s'il offrait le spectacle de son premier souvenir, l'oubli éblouit ma mémoire. Je l'ai toujours su, pourtant. Être, c'est se déposséder. Jamais je n'ai voulu l'admettre. Pas plus que je ne le veux dans cette aurore qui me dérobe mes souvenirs. Elle me fait mal, elle cingle ma chair, une tempête qui n'existe pas, car tout demeure immobile à la manière d'un sourire. Sourire que je veux griffer, défigurer. J'ai le charabia à la bouche, je veux parler à tout le monde et cependant rien ne franchit mes lèvres sinon le souffle du vent. Seules les larmes. Seules les larmes, infiniment pesantes, insignifiantes gouttes d'eau emplies de l'infini. Pourquoi tout ce qui est important dans une vie ne peut se résumer qu'à un regard ou une larme ? Pourquoi passons-nous nos vies à gloser ces signes infimes ? Les signes ne sont pas des émissaires du destin. Ils sont des panneaux indicateurs, dressés au carrefour de nos vies. Ils n'ont de sens que pour celui qui les déchiffre. Ils ne contiennent aucune signification intrinsèque, mais si on ne leur prête pas attention, on risque de se perdre.
L'aurore se lève et je me soulève. Re-créée, née à nouveau sans le regard de Dieu, je miroite et je saigne, je suis une fontaine au mille couleurs qui n'en finit jamais de se mourir, qui n'en finit jamais de se commencer. Tout ce que nous faisons, je crois, a pour seul but de tenir le chaos en respect.
Le langage s'effondre dans l'éclipse absolue de la révélation. Quelqu'un pourra-t-il jamais recueillir ce signe infime qui est pourtant l'équation, le zéro absolu dans lequel gît la potentialité de n'importe quel monde concevable et inconcevable ? Je ne fuirai pas l'infini que je porte en moi. Mais je le sens doucement me happer vers son centre à jamais dérobé.
Je cours à la poursuite de l'improbable, de l'ineffable, du jamais dit et du jamais vu, je perds des morceaux de moi-même en rattrapant l'infini. Pourquoi être déchiré en deux ?
Et surtout, pourquoi le vouloir ?

Je suis appelée, sonnée, hallucinée. Avez-vous déjà remarqué à quel point l'aurore ressemble au crépuscule ? Quelque chose me sort de la gorge. Mais ce n'est qu'un gémissement, amer et doux comme le vent. Ce n'est qu'une énième plainte qui vient grossir le choeur des damnés. Je deviens, sans laisser de trace. Je n'irai même pas en enfer. Rien ne sera laissé dans le monde de la passion qui me consume. Je n'étais qu'une étoile filante, une étoile qui ne se souvenait même plus d'elle-même, un projectile cosmique n'ayant ni but ni raison, ne possédant que le sens de sa trajectoire. Absurdité. Cela fait rire ou pleurer, mais avez-vous remarqué à quel point le rire, le sanglot et l'orgasme se ressemblent ? Mon rire cosmique se confond dans les sanglots, l'orgasme qui m'enlève me secoue de saccades brèves comme des rires étranglés. On sera toujours étranglé, sur le fil, à demi, transporté, on sera toujours au bord. Je pourrai franchir toutes les frontières du monde, je serai toujours sur le seuil. A nouveau vacillant au bord de l'abime. Je suis destinée au funambulisme, et c'est pourquoi la route est et restera ma patrie. La vie est un rêve dont on s'éveille pour de brefs moment de lucidité. Maintenant est l'un de ces moments.
On ne comprend pas la poésie instantanément. Tous ces vers et ces phrases qui remontent le long de ma nuit ne prennent sens que dans le soleil levant. Je ne les avais jamais compris. Je les découvre dans la fragilité du souvenir. Les mots sonnent, lourdement, hiératiques dans la lumière de l'aube. Le sens supplante enfin la musique, dans une autre forme de mélodie. Dans ces moments, il n'y a plus rien à faire, plus rien à posséder. C'est pourquoi je m'agenouille, avec dans ma chair des générations d'hommes et de femme, qui n'ont su et pu qu'accomplir ce geste. Se pencher et retrouver le contact familier de la terre, car le monde entier écrase et broie. Notre stupeur est vainement expliquée. Pourrais-je vous tromper, me tromper ? Je ne fais que poursuivre les écritures du vide, ce vaste livre blanc que nous complétons générations après générations, nous que l'appel a rendu déments. Quand le glas sonne, nous ne cessons jamais de l'entendre. Il est l'émissaire de la damnation. Jamais je ne serai sage et détachée, dépossédée volontaire. Et pourtant...
Je peux voir le néant.

Maloriel
Faute de bar à whisky, j'ouvre ma propre bouteille de bourbon. Ça brûle dans le soleil déjà ardent, ça consume mes entrailles, j'ai l'impression d'être une flamme invisible dans l'éclatante luminosité. Le soleil écrase et accule, il ratatine les ombres sous nos pieds comme pour forcer nos fantômes à rentrer en nous-mêmes. J'en peux plus, j'ai soif et la boisson n'arrange rien. Mais j'ai aussi le vertige et le coeur qui se débat comme un papillon prisonnier. J'ai peur, une angoisse du diable qui ajoute à la confusion de la chaleur. Les signes. Les signes ! J'ai perdu tous les signes. Aucun mur ne se tient entre moi et le chaos. Autour de moi la route s'étend, vide, et va se perdre là-bas dans une forêt d'un vert insolent. La solitude étourdissante remplit l'espace d'une nuée fantomatique, seule capable de me glacer dans cette fournaise. Avez-vous déjà eu peur de devenir fou ?
Le moindre détail me torture, jaillissant avec une intensité pleine de malice. Le monde net, découpé, exhibant son infinité de formes et d'existences qui se pressent contre la mienne. Même ce qui n'est plus projette son ombre dans cette foire au vivant. Si au moins la cloche se remettait à sonner, m'appelant sur d'autres routes, me guidant vers d'autres vertiges... Mais tout pourrait finir là ? Je pourrais, sombrant dans mon angoisse, rester à jamais coincée au coeur de cette spirale, incapable de nager vers l'air libre. Il n'y a rien au monde de plus terrifiant qu'une route vide en plein milieu de l'été, en Alabama. On préférerait entendre sa dernière heure sonner que de rester à l'attendre, ombre à peine projetée sur la route mesquine vers l'enfer. 

Maloriel
C'est en tout cas ce que moi j'ai fait, la première fois où je l'ai entendue.
C'était dans un bar de la banlieue de Saint-Cloud, Minnesota. Pas spécialement glamour, surtout quand on sait que c'est ma ville natale, et qu'à dix-neuf ans, je ne l'avais jamais quittée.
J'ai besoin de faire un effort, pour me le remémorer. Ce bar dans le Minnesota, qui passait de vieux tubes de hard rock dans une atmosphère embrouillée, saturée de paroles inaudibles, de vapeurs d'alcool et de fumée de cigarettes. J'ai tellement roulé que cette ville me semble aussi lointaine et imprécise que toutes les autres qui jalonnent ma route. C'est pourtant la première.

Aujourd'hui, je suis à Tuscaloosa, en Alabama. Parce qu'après avoir entendu le glas pour la première fois, j'ai compris qu'il fallait apprendre à lire les signes.
Les signes ne sont pas des émissaires du destin. Ils sont des panneaux indicateurs, dressés aux carrefours de nos vies. Ils n'ont de sens que pour celui qui les déchiffre. Ils ne contiennent aucune signification intrinsèque, mais si on ne leur prête pas attention, on risque de se perdre. Chaque renoncement, chaque refus, revient à ouvrir un peu plus la porte au chaos. On finit par errer dans la plus totale obscurité. Tout ce que nous faisons, je crois, a pour seul but de tenir le chaos en respect. L'ordre dans lequel nous procédons le matin, d'abord le café, la première cigarette, puis la douche, la façon dont nous tirons les rideaux le soir, à un moment bien précis, le poignet auquel nous portons nos montres ou nos bracelets, toutes ces choses ne sont que de mini-rituels destinés à museler la folie. Se fier aux signes n'est qu'un garde-fou supplémentaire.

Aujourd'hui, je suis à Tuscaloosa, parce qu'il y a quelques jours, j'ai entendu Alabama Song, et que j'ai pensé que ce serait une bonne idée d'aller vérifier si on y trouvait bien des bars à whisky. Ce n'est pas vraiment un signe, je l'avoue. Je n'en ai pas tellement vus, depuis que j'ai écouté l'appel de la cloche. Alors je laisse certaines choses au hasard, dans l'espoir d'une révélation.
Je me suis arrêtée au bord de la route, à quelques cinq kilomètres de la ville. Pas un souffle d'air ne me parvient par la fenêtre grand-ouverte. Il règne une chaleur lourde, étouffante ; il doit faire quelques 35°.

Prologue

L'histoire débute dans une ville. Ou pas : Maloriel semble penser qu'elle commence dans un désert. En même temps, elle ne le dit pas vraiment. Il est probable que le son de la cloche soit une réminiscence. Par contre, il est certain que c'est avec elle que tout commence.

La cloche. Le mot ne rend pas justice au son. Cloche : cela évoque plutôt le contact d'un ustensile de cuisine avec le métal d'une casserole. Au mieux, les carillons enjoués qui dansent au beffroi des églises les jours de mariage.
Beffroi, voilà déjà un mot plus glissant, puisque l'effroi s'y dissimule à peine. La cloche dont nous parlons, elle sonne le glas. Et nous voilà glacés d'effroi...

La cloche, lourde et funèbre, appelle dans le lointain. Une seule note vaste et grave comme un regard qui aurait contemplé la mort. Elle appelle. Hypnotique, elle sonne, assemblant dans cette unique note qui ne cesse de s'amplifier la crainte, l'inéluctable.

Une seule note, ample, qui résonne comme un verdict. Une condamnation. Quand elle se met à vibrer, il est facile d'imaginer les gens cesser leurs activités et se redresser, aux aguets, comme les animaux aux prémices de l'orage. Puis, d'un même mouvement, lent et solennel, se mettre en marche. Pour répondre à l'appel.